• Couvre-feu

    Depuis la fin du confinement, on vit avec un  couvre-feu à 18H. Le mois de janvier passe lentement, et  dans le froid. Des tas de sujets traversent l' esprit, aucun ne s'arrête assez longtemps pour qu'on puisse construire une réflexion solide. Le téléphone, comme c'était prévisible, est devenu un prolongement de la main et de la pensée. Elle, qui vit dans ce pays confiné, s'oblige parfois à le laisser de côté pendant quelques heures, mais l'outil lui  manque et lui est devenu indispensable. L'état de dépendance est intéressant et il mériterait analyse plus approfondie de l'algorithme de sa navigation. Si un jour, elle devient célèbre, ce dont elle doute fort, quelqu'un se penchera  sur celui-ci et découvrira des tas de correspondances inédites. Pourtant, elle ne va jamais sur les sites de rencontre pour s'amuser, et elle évite les scènes de sexe, en images qui ne l'intéressent pas vraiment, elle préfère de beaucoup le faire (l'amour) que le voir. Et même si ce sujet semble vous intéresser, cher lecteur, on ne s'aventurera pas plus loin dans ses révélations. 

    Plus généralement, elle n'accroche pas aux vidéos et la violence des twitts fait que souvent elle les survole sans les lire. Concernant les vidéos, ce qui la gêne, c'est d'être captive de l'image, de devoir suivre son rythme car généralement on n'accélère ni ne ralentit pas une vidéo. Les "tutos" abêtissants l'insupportent, quelque soit le sujet: recette de cuisine, connexion de l'imprimante, utilisation d'un logiciel quelconque, visite d'appartement. Tout ce qui coache, calibre, formate, la dérange, même si parfois elle y a recours. Elle est, elle s'en rend compte, et bien qu'elle ne soit pas encore âgée, de l'ère de l'écrit, et même de l'ère de l'écrit rédigé et manuscrit (aujourd'hui, même les textes que les auteurs envoient aux éditeurs sont numériques et l'on continue de les appeler manuscrit, ce qui est un contresens). Elle fréquente pourtant

    Les images depuis toujours, mais c'est l'écrit qui l'a formée. L'une des différences entre le texte qui se déroule et l'image qui défile est le rythme et celui qui le donne. Lors de la lecture d'un texte, le lecteur, en l'occurrence, elle, la lectrice, impulse le rythme. Comme elle lit beaucoup et depuis longtemps, elle sait lire de différentes façons, très rapidement, très lentement, repérer les passages essentiels, en sauter d'autres et même refuser de lire ce qui de toute évidence ne va  pas l'intéresser. Ce n'est pas toujours évident mais cela fait partie de ses compétences. A l'inverse, lors du visionnement d'un clip, d'un tuto, d'un film, le contrôle provient de celui qui crée l'image (ralenti, accéléré, choix de cadrage, etc..) et non du spectateur qui est captif. Si elle se laisse parfois facilement captiver par un film, une émission ou une série, les vidéos qui s'imposent à elle, sans qu'elles les aient choisies, sur son téléphone, ont le don de l'agacer prodigieusement et sa première réaction est de les supprimer. Elle a aussi l'impression d'accomplir ainsi un micro geste écologique si l'on pense à l'énergie mondiale dépensée pour que ces vidéos soient visibles en même temps sur des milliers, voire des millions d'écran. Si elle a conscience de tout cela, elle n'est pas cependant une farouche opposante des écrans et il lui arrive de diffuser des vidéos qu'elle trouve amusantes ou touchantes. Mais elle le fait toujours avec une petite arrière pensée. 

    Pourtant son téléphone lui vole du temps, ou plutôt elle lui en donne du temps; aussi en a -t-elle beaucoup en ce moment. Le froid n'arrange rien, même si sa maison est correctement chauffée, elle ne l'est pas trop et l'idée d'aller s'activer d'une pièce à l'autre ne l'emballe pas toujours; elle est  devant l'écran ou derrière si l'on préfère, à écrire des bêtises, comme maintenant. Elle avait décidé d'écrire très régulièrement tous les jours mais si elle écrit une demi-heure, c'est déjà bien. Bref, avoir du temps est quelque chose de nouveau pour elle, auquel il faut s'habituer, pour le remplir de façon harmonieuse et satisfaisante. Elle a l'impression de butiner d'une activité à l'autre, avec en bouillonnement intérieur, un projet de librairie auquel elle pense de plus en plus. 

    Et si ce projet semble en adéquation avec ses goûts, le sera-t-il avec l'époque? C'est une autre histoire.

     Elle aimerait que cette librairie soit un lieu calme, clair et parsemé de livres qui arrêtent les visiteurs. Elle espère que la gestion des stocks, des comptes, des documents administratifs n'empoisonnera pas son existence. Et elle voudrait que les rencontres avec les auteurs soient des réussites même si elle sait qu'elle pourra être déçue parfois . Elle espère qu'elle sera au niveau et que tout ceci ne sera pas trop fatiguant. Elle espère qu'elle connaîtra suffisamment l'actualité littéraire pour être capable de donner des conseils avisés, d'ailleurs, elle n'a jamais tant lu qu'en ce moment (sauf peut-être dans son adolescence) pour se mettre au niveau, le soir et le matin dans son lit. Beaucoup d'espoirs et de désirs pour cette librairie qui hante son âme.

    Elle passe son temps à l'imaginer, à régler dans sa tête les problèmes (nombreux) qui se posent avant la reprise.  

    Par ailleurs, comme cela fait plus de six mois maintenant qu'elle ne travaille plus comme professeur, elle a pris goût au fait de ne pas être pressée, tendue dans la perspective du prochain cours, de dormir un peu tard le matin, d'avoir des journées où c'est elle seule qui aménage son emploi du temps sans contrainte extérieure ou presque. Le couvre-feu limite les sorties le soir, alors la vie s'écoule sans beaucoup d'effervescence mais avec du bien-être, de la tranquillité;  un peu comme si elle était retirée provisoirement de la vie d'avant, on pourrait dire retraitée aussi. Drôle de période tout de même. Rien ne se passe et tout change. On attend sans savoir vraiment quoi. 

    Elle se dit que la pièce de Beckett "En attendant Godot",  loufoque et sans logique, pouvant apparaître ainsi à tout être menant une vie de projets et de réalisations avant 2020, devient de plus en plus réaliste, dans la mesure où cette réalité n'est pas toujours celle que l'on désirerait vivre.  On dit qu'on va faire quelque chose et puis on reste sur place; on dit qu'on sort mais non en fait, on dit qu'on attend quelqu'un mais on ne sait pas s'il va venir ni si cette personne existe vraiment. 

    Avec ce très grand luxe d'avoir du temps pour soi, elle écoute régulièrement France Culture le matin. Le niveau de cette radio est remarquable, elle se le dit régulièrement. C'est l'université, pour ne pas dire l'universel, à la maison, le matin, devant ses tartines et son café. Les intervenants sont souvent des universitaires, ou des chercheurs, passionnés par leur sujet et sachant en parler. Les sujets sont riches et divers. Ce matin, par exemple, sur les Chemins de la philosophie animés par Adèle Van Reeth,  journaliste de talent et philosophe socratienne (dans la mesure où elle sait questionner), il était question de Darwin. L'historique de la création et de la publication de L'Origine des espèces en novembre 1859, est présenté et surtout la façon dont Darwin est arrivé à son raisonnement, à sa thèse inédite, si bien que c'est la première fois qu'elle la comprend vraiment. Qu'elle comprend ce qu'implique la théorie de l'évolution avec l'idée de sélection naturelle, d'adaptation, de hasard qui fait que c'est tel spécimen qui se trouve mieux adapté pour survivre à un certain moment en fonction de l'éco-système ambiant, et donc que c'est ce spécimen là qui va survivre (grâce à sa faculté d'adaptation) et pas un autre; ce que cette théorie rejette et notamment la présence d'un projet (divin) extérieur pour l'homme; ce que cette théorie ne rend pas ne rend pas incompatible: l'idée d'évolution naturelle subie et d'éthique chez l'homme. Le caractère subversif de cette théorie de l'évolution lui apparaît plus clairement que jamais, et au fond d'elle même, elle comprend que l'on ait du mal à accepter cette absence de projet pour l'homme (et la femme); c'est à dire cette non reconnaissance du divin, cette idée que nous sommes le fruit d'une évolution nécessaire même si ce fruit est pourvu, à la longue, de spécificités clairement humaines. Pour Darwin la spécificité humaine est davantage liée à une question de  degré qu'à une différence totale d'avec les autres êtres vivants. On trouve des traces de notre "originalité" dans d'autres espèces mais moins développées. 

     

    Mars 2021: impression de vivre en suspension, quelque part entre mon nouvel appartement vide, la maison familiale que j'avais quittée depuis fort longtemps, une librairie qui n'est pas encore mienne, une maison à Saintes qui m'attend sans espoir. Troisième vague. Paris reconfiné, couvre-feu à 19H.

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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